Le Cœur de Fermaël - #Dark Fantasy

Prologue : Les Brumes de Kaer Varn

Il y a mille ans, l’Empire de Cuivre s’est effondré dans un fracas de feu, de sang et d’acier. Ce ne fut pas une chute, mais une déchirure, comme si le monde lui-même était fendu. Les cieux rougirent durant neuf jours, et sur la terre, le tonnerre portait des voix oubliées.

Les survivants racontent que les montagnes se sont fendues, que les fleuves ont coulé à l’envers, et que les tambours de guerre ont battu si fort qu’on les entend encore dans les pierres. Depuis ce jour, les terres de Kaer Varn — jadis florissantes — ne sont plus que brume, lande fendue et forêts d’épines. Le vent y charrie des parfums de rouille et de cendre, les feuillages bruissent comme des chœurs d’esprits, et les racines semblent griffues au toucher.

C’est là, au cœur de cette nécropole vivante, que gît une relique si ancienne que même les dieux en taisent le nom : le Cœur de Fermaël.



Les rares manuscrits qui osent encore le mentionner parlent d'un joyau mécanique, chaud comme une forge et vibrant comme un cœur vivant. Il permettrait de forger sans feu, de modeler la roche comme de l’argile, d’extraire la richesse de la terre par la seule volonté. Un pouvoir absolu sur la matière. Une couronne pour ceux qui ne veulent pas de trône, mais d'un monde entier à façonner.

Depuis un siècle, des murmures refont surface. On dit que le Cœur bat encore, caché sous la cité de Turren-Mor, dans les galeries profondes où même les nains n’osent plus descendre.

Deux hommes ont entendu cet appel. Deux volontés à la mesure de l’ambition. Deux rivaux. Deux prédateurs.

Et entre eux, la brume, le sang, et une soif cupide ininterrompue.


Chapitre I : Le Faucon et la Masse

L'aube était lourde de brume et de promesses sombres. Les feuillages de la forêt de Darghaen ruisselaient d'une humidité glacée, et chaque pas dans les sous-bois faisait crisser la mousse morte comme un murmure déplaisant. L'air sentait le fer mouillé, la sève corrompue, et les traces d'un orage nocturne évanoui laissaient encore l'écho d’un ciel colérique.

C'est là que Xhander était passé. Silencieux. Immatériel. Il se glissait entre les arbres comme une ombre à l’affût, sa cape trempée collée à ses épaules. Sous ses doigts gantés, l'écorce des chênes ruisselait, froide et rugueuse. Il s'arrêtait parfois, humant l'air, les paupières mi-closes. Tout dans son corps semblait taillé pour l'évitement, la feinte, la fuite. Ses yeux gris brillaient dans la pénombre comme ceux d'un faucon nocturne.

Derrière lui, ses servants — le scribe borgne, la pisteuse, l'alchimiste nerveux, et le jumeau muet — progressaient avec la précision d'une horlogerie fine. Pas un mot. Pas un souffle au hasard. Ils n'étaient pas des compagnons : ils étaient des instruments.

Roebuck, lui, était entré par le flanc opposé de la vallée. La terre frémissait sous ses pas. Il était cuir et métal, chair et marteau. Sa hache large comme une porte battait contre son dos à chaque pas, et les buissons se fendaient devant lui comme des rideaux de soie déchirés. Il n'évitait rien. Il passait. Il forçait.

Ses six serviteurs — dont le vieux mage à la barbe sale et les porteurs au dos voûté et forgerons — suivaient dans une procession hésitant entre la soumission et la terreur. Ils toussaient, haletaient, grommelaient, mais Roebuck ne ralentissait jamais. Il était la Masse Vivante. L'Obstination incarnée.

Chaque soir, les deux camps étaient à portée d’oreille. On devinait la présence de l’autre par les feuillages brisés, les braises éteintes, les morceaux de cartes subtilisés. La forêt elle-même semblait participer à leur duel, tordant ses branches pour cacher ou révéler des indices. Des ruines antiques, des fresques érodées, des statues pleurant de la sève noire livraient peu à peu les fragments du chemin vers Turren-Mor.

Une nuit, alors que la lune perçait les nuages comme une lame d’argent, Xhander grimpa sur une crête moussue pour observer un feu lointain. En contrebas, Roebuck faisait forger une clef par ses forgerons, les accablant de cris et de coups de pied. Le son du marteau sur l’enclume se répandait comme un appel de guerre.

Xhander esquissa un sourire sans joie. Il grava un symbole dans l’écorce : un cercle fendu. Un avertissement. Une signature.

Le lendemain, Roebuck retrouva la marque. Il comprit. Et rit. Un rire lourd, sec, qui fit frémir les corbeaux endormis dans les arbres.

Ils n’étaient plus des hommes en mission. Ils étaient deux bêtes traquant le même gibier, s’évitant, se flairant, se testant. Deux prédateurs convergeant vers le même trône invisible. Et leurs serviteurs, eux, étaient les premiers os que l’on brise avant le banquet.


Chapitre II : Turren-Mor

La cité morte surgit des brumes comme une plaie ouverte dans la chair du monde. Turren-Mor. Ses arches effondrées, ses ponts suspendus dans le vide, ses statues mutilées. Le vent y hurlait comme une bête enfermée, rebondissant dans les galeries vides et les puits d’oubli.

Xhander fut le premier à pénétrer par la Porte Sud, escaladant un aqueduc brisé sous la pluie fine. Ses bottes glissaient sur les pierres moussues, mais il se mouvait avec la légèreté d’un chat. Il avançait sans bruit, effleurant les murs comme s’il lisait leur mémoire.

Derrière lui, ses servants disposaient de petites balises de lumière bleue, effaçant toute trace de leur passage. Ils dérobaient des artefacts, déchiffraient les glyphes, dressaient un itinéraire dans l'ombre même. Ils savaient que chaque minute de retard était une victoire pour Roebuck.

Celui-ci, justement, entra par la Fosse Nord. Il éventra la grille rouillée à coups de hache. Le vacarme résonna dans toute la nécropole. Il ne cherchait pas à se cacher. Il voulait que Xhander sache qu’il était là.

— Dis-lui que j’arrive, dit-il au vieux mage, le souffle court. Et qu’il court s’il tient à sa peau d’hermine.

Ils progressaient dans des tunnels jumeaux, parfois séparés de quelques mètres seulement. Une fois, Roebuck frappa une dalle qui fit s'effondrer un escalier... à l’instant même où Xhander le descendait. L’agile mercenaire bondit, rebondit contre les parois et atterrit dans un silence feutré, les muscles tendus. Il leva les yeux. Dans la fissure au-dessus, il crut voir un sourire dans la pénombre.

La chasse se poursuivit dans la Cathédrale du Creuset. Une nef de pierre, aussi vaste qu’un champ de bataille. Des fresques narrant l’origine du Cœur de Fermaël couvraient les murs, entrecoupées de mécanismes brisés. Xhander en étudiait un quand un javelot se ficha à dix centimètres de son visage. Il ne bougea pas. Juste un battement de cils. Il tourna lentement la tête. Là-haut, sur une corniche, Roebuck le saluait d’un geste moqueur.

Ils étaient deux architectes de leur propre guerre, posant pièges, énigmes, leurres. Chaque avancée de l’un était sabotée par l’autre.

Et leurs servants ? Un avait déjà disparu, happé par une dalle affamée. Une autre — la pisteuse de Xhander — avait été envoyée dans un couloir piégé que Roebuck avait scellé derrière elle. Ils n’étaient plus que des pions, sacrifiés au nom d’un duel sans merci. Car ce n’était plus seulement le Cœur qu’ils cherchaient. C’était la victoire sur l’autre.


Chapitre III : Le Prix du Sang

Les profondeurs de Turren-Mor respiraient. Les murs n’étaient plus de pierre mais de chair, suintant d’un liquide noir et tiède. Chaque pas semblait éveiller un soupir ancien. Des filaments de cuivre pulsaient lentement, comme des veines injectées de feu. Le Cœur était proche. Et plus ils s’enfonçaient, plus la cité semblait vivante — ou en train d’agoniser.

Xhander progressait avec une précision glaciale. Il installait ses pièges comme un fermier maudit sème du sel pour que rien ne repousse : lentement, sans émotion, chaque geste pesé. Lames rétractables dissimulées sous les dalles, illusions magiques gravées à même l’air, glyphes de terreur enfouies sous la poussière.

À chaque intersection, il pointait du doigt :

— Là, vous posez les sacs. Là, vous marchez. Là, si besoin… vous tombez.

Son regard s’arrêta sur Orwin, un jeune assistant au visage creusé de fatigue et de loyauté.

— Si un piège doit se déclencher, ce sera toi, passe devant, dit-il calmement.

Orwin blêmit. Il ne discuta pas. Il baissa simplement la tête, comme on accepte sa place sur l’échiquier.

Deux heures plus tard, ses bottes frôlèrent un sceau d’ignition. Une détonation sèche retentit, suivie d’un hurlement déchirant. Un feu d’alchimiste le consuma en quelques secondes, laissant derrière lui une silhouette noircie et l’odeur âcre de chair fondue.

Xhander cligna à peine des yeux, puis tourna la tête vers son scribe.

— Note ça : rayon trop large. À corriger sur les suivants.

De l’autre côté du complexe, Roebuck progressait sans finesse. Chaque obstacle était détruit. Chaque mur abattu. Ses porteurs traînaient des chariots de poudre noire, explosant les passages bloqués, réveillant les antiques systèmes de défense de la cité. Il sacrifiait ses hommes comme on sacrifie des bœufs à l’abattoir : avec brutalité, sans remords.

Un gouffre ? Un pont effondré ? Il fit jeter une planche. Deux porteurs tombèrent. Il fit signe aux autres de continuer.

— Ils servent mieux en bas qu’en gémissant derrière, dit-il en mâchant une racine séchée.

Dans une salle d’ascenseurs oubliés, Roebuck força son mage à canaliser de l’énergie brute dans une rune brisée.

— Ce n’est pas stable ! hurla le vieux.

— Alors meurs utile ! rugit Roebuck.

L’explosion ouvrit le passage. Et tua le mage. Le colosse s’y engouffra sans attendre. Le pouvoir l’appelait.

Xhander, de son côté, découvrit un passage secondaire menant droit au cœur de la cité. Mais il était gardé par une énigme ancienne, un mécanisme complexe à base de miroirs et de glyphes mouvants. Il envoya son dernier serviteur, le scribe, pour tenter une solution.

— Tu as lu assez de grimoires pour servir à quelque chose.

— Et si je me trompe ?

— Tu me montreras au moins quoi éviter.

Le piège se referma sur le scribe comme une mâchoire géante. Un cri, bref. Puis le silence.

Xhander attendit. Et entra.

Ils se retrouvèrent presque en même temps, au seuil de la salle du Cœur.

Un immense dôme de métal noir, suintant, vivant. En son centre, une colonne d’énergie rougeoyante. Et suspendu à une trame de nerfs d’acier : le Cœur de Fermaël. Il battait. Il respirait. Il appelait.

Les deux hommes étaient seuls. Leur chair couverte de suie, de sang. Leur regard brûlant de fièvre. Autour d’eux, pas un seul serviteur. Tous morts. Tous utilisés, sacrifiés, broyés.

Mais aucun ne regrettait.

Le Cœur n’était pas un outil. Il était une promesse. Celle que plus jamais ils n’auraient besoin de mains pour porter leurs fardeaux. Que plus jamais ils ne dépendraient de faibles, de vivants. Qu’ils seraient les maîtres.

Leurs regards se croisèrent. L’un comme l’autre savait que ce dernier duel n’était qu’un vestige de leur humanité. L’avidité qui brûlait dans leur cœur surpassait toute loyauté, tout sens moral, toute pitié.

Ils voulaient contrôler le Cœur coute que coute.


Chapitre IV : Les Mains du Cœur

La salle était saturée d’énergie. L’air vibrait comme une forge poussée au-delà de sa limite. Chaque battement du Cœur faisait résonner les murs d’une douleur sourde. La lumière rouge éclairait les visages déformés des deux survivants, révélant leur fièvre, leur folie, leur soif sans fond.

Xhander se tenait près des conduits supérieurs, lames dégainées, les yeux vifs, le souffle court. Roebuck, plus bas, avançait pas à pas, sa hache à la main, chaque pas provoquant un grondement métallique. Mais ni l’un ni l’autre n’attaqua.

Ils s’observèrent. Deux prédateurs aux griffes limées, aux crocs ensanglantés. Puis leurs regards convergèrent vers le piédestal. Le Cœur de Fermaël battait dans une gangue d’acier en fusion, suspendu à une structure vivante de câbles et d’ossements métalliques. Deux réceptacles y étaient visibles. Deux empreintes de main.

Ils comprirent.

— Il faut être deux, murmura Xhander.

— Très bien, répondit Roebuck.

Un rire glacial.

Ils posèrent leurs mains.

La lumière s’intensifia. Des filaments d’énergie s’enroulèrent autour de leurs bras. Les nerfs vibrèrent, les os craquèrent. Ils hurlèrent de douleur — mais ne lâchèrent pas. Les chairs brûlaient. Le sang s’évaporait. Mais leurs volontés tenaient.

Et alors… la fusion.

Le Cœur se disloqua dans une explosion silencieuse. Les nerfs métalliques s’infiltrèrent dans leurs veines. Les os furent remplacés par des tiges d’acier. Leurs voix se turent. Leurs corps tombèrent et se relevèrent. Un seul être. Deux âmes broyées dans un cœur unique. Leurs souvenirs entremêlés. Leur haine sublimée. Leur ambition incarnée.

Ils étaient le Gardien. Le Cœur incarné.

Et dans les siècles à venir, ceux qui oseraient approcher… Ils les sentiraient venir. Dans le grondement des machines. Dans les murs des usines. Dans les cris étouffés des oubliés. Car Xhander et Roebuck n’étaient plus, mais leur avidité, elle, était éternelle.

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